mardi 2 août 2011

Rêve d'enfant dans une salle obscure - Episode 1

Mon premier souvenir de cinéma remonte à l’âge de trois ans. Je dormais dans les bras de ma mère quand soudain un énorme bruit m’a réveillé en sursaut ; dans un éclair fulgurant, j’ai vu un train à grande vitesse traverser l’écran de la salle où nous étions, éprouvant la même panique que les spectateurs de 1896 quand ils découvrirent Le train entre en gare de la Ciotat, à la première séance publique du Cinématographe. J’avais pénétré de manière irréversible dans un monde étrange fait d’ombre et de lumière.
Me reviennent en mémoire ces premiers pas dans le noir, guidés par la torche électrique de l’ouvreuse, lorsque nous nous avancions ma mère et moi dans l’allée du Florida à Agen. Je découvrais sur un écran cinémascope Sophia Loren, sous des flocons de neige au cœur d’une nuit bleutée, dans La chute de l’empire romain. Nous prenions place au milieu de silhouettes immobiles et silencieuses, et je plongeais dans un abîme de vie et de mort qui me glaçait le sang. D’effroyables batailles allaient traverser mon corps de part en part.


La chute de l’empire romain de Anthony Mann (1964)

Au Français, à Bordeaux, les battants d’une grille s’ouvraient lentement sur l’écran pour faire place au désert de Lawrence d’Arabie, et dans la salle du Rio, James Bond au volant de son Aston Martin, surveillait sur l’ordinateur de bord la progression de ses poursuivants dans Goldfinger. La musique de John Barry soutient encore en moi ce suspense plus de trente ans après, et le visage des acteurs, la lumière, les couleurs, sont restés intacts dans ma mémoire.
En ce temps-là, on pouvait encore voir au cinéma des films en noir et blanc, mais un voile semblait recouvrir ces images venues d’un passé lointain. Le lien avec le rêve était rompu, je n’arrivais plus à entrer à l’intérieur de l’écran.
C’est par la télévision que j’ai découvert les films anciens. Les infos et la météo étant en noir et blanc, le film qui suivait s’installait naturellement sur l’écran, et la seule force de l’histoire me faisait pénétrer plus profondément encore dans les émotions du septième art.
La télé nous ne l’avions pas, je la regardais chez ma grand-mère pendant les vacances. L’été, des films étaient programmés l’après-midi en raison du mauvais temps, et je guettais la venue des nuages dans le ciel espérant un western pendant les heures chaudes de juillet.
Et puis, un dimanche d’automne, j’ai eu un immense choc en voyant Qu’elle était verte ma vallée sur la seule chaîne que nous avions. J’étais devenu moi aussi un gosse qui descend à la mine, hanté par l’idée d’un éboulement, bloqué dans un ascenseur qui allait me livrer à une mort imminente.


Qu’elle était verte ma vallée de John Ford (1941)

Mais, à mon grand dam, les films du dimanche soir s’interrompaient quand arrivait l’heure d’aller dormir, comme autant d’arrêts sur images qui s’emmagasinaient dans mon cerveau. J’ai attendu parfois longtemps pour voir la suite de certains films, et peut-être y en a-t-il même que je ne reverrais jamais. De même lorsque, enfant, je passais devant un cinéma à l’heure de la séance, je regardais les portes se refermer sur ce désir intense, figé devant les affiches de L’inspecteur Harry et du Conformiste.
Quand je n’étais pas chez ma grand-mère, je cambriolais des images autre part. Un soir d’été dans un jardin, j’ai volé Scaramouche à travers les vitres d’une villa sans entendre le son ; j’ai aussi visionné un épisode des Incorruptibles à travers le trou d’une serrure chez ma tante, et Le doulos planqué derrière les barreaux d’un l’escalier qui menait au salon. Parfois, sentant ma présence, elle me rappelait qu’il était l’heure d’aller dormir et j’en prenais pour plusieurs années avant de voir la suite du film. Depuis, je vois Le doulos au moins une fois par an.


Le doulos de Jean-Pierre Melville (1962)

Il a fallu attendre l’alunissage d’Apollo pour que ma mère achète une télé. Mais il m’était encore impossible à cette époque de faire la relation entre l’émotion dégagée par le cinéma sur un écran et le monde de ceux qui le fabriquaient. Le cinéma n’était qu’un rêve qui durait deux heures, impalpable, insaisissable. C’était un rayon de lumière, immatériel, dont j’ignorais la provenance. Même le faisceau de la lampe du projecteur semblait sorti d’un songe. Ce monde était si peu réel qu’il ne me venait même pas à l’idée d’en faire partie.
Je devais avoir dans les dix ans lorsque a eu lieu la première percée derrière le miroir de l’écran. J’ai commencé par noter le nom des acteurs sur un carnet, établissant peu à peu des listes impressionnantes de films à l’aide des programmes télé sur lesquels je récupérais les titres.
Puis, dans un deuxième temps sont apparus les noms des réalisateurs, lorsque je me suis aperçu que les mêmes revenaient sur les génériques. C’est par le genre et l’atmosphère qui se dégageaient des films que j’apprenais à identifier leur style : Alfred Hitchcock pour son suspense et ses images-choc, John Ford de par ses plans où le ciel occupe les trois quart de l’écran, Fritz Lang pour ses ambiances effrayantes en clair-obscur… Ceux-là étaient immédiatement reconnaissables.


M le Maudit de Fritz Lang (1931)

Je collais également des photos découpées dans des revues, et fabriquais des bandes sur un cahier accompagnées de textes et de titres. Certaines images qui provenaient de romans-photos me servaient de base pour construire visuellement une histoire, un embryon de film ; des cadrages larges alternaient avec des gros plans de visages ou d’objets, eux-mêmes re-découpés à l’intérieur des clichés pour donner du mouvement à une scène.
Avec un ami nous parlions de tous les nouveaux films qui sortaient. On étudiait le graphisme des génériques, le traitement opéré sur la pellicule, et on achetait des bandes originales de films. J’imaginais des séquences découpées plan par plan sur de l’Ennio Morricone ou du Lalo Schifrin, remettant sans cesse la musique jusqu’à ce que le montage soit au point dans ma tête.

J’errais de films en films, passant de livres de cinéma consultés à la bibliothèque aux bacs à disques des B.O dans les magasins.
Je guettais le changement de programmation à l’Ariel pour réclamer une affichette de Sierra torride, quelques photos de L’enfant sauvage.
J’attendais d’avoir huit francs pour aller voir French connection à la séance de quatorze heures.
Et puis à douze ans, une bombe est tombée dans la cour de récréation : le père de mon ami venait d’acheter une caméra Super 8 et se proposait de nous la prêter.


Rêve d’enfant dans une salle obscure, récit. © Bruno François-Boucher, 2011.

1 commentaire:

  1. Véronique Rémiche3 août 2011 à 03:55

    J'ai pris beaucoup de plaisir à te lire et à découvrir la naissance de ta grande passion. J'ai des images pleins la tête ...et plein de souvenirs aussi qui me reviennent. J'attends la suite avec impatience. Il est fort de voir combien la curiosité de l'enfant est encore présente en toi aujourd'hui. L'enfance, cette part si importante qui nous fait croire que tout est possible, qui nous fait partir à la recherche, nous fait rêver et créer encore et encore. Un cinéaste doit avoir certainement conservé cette précieuse qualité de l'enfance.
    Dernièrement j'ai cité Baudelaire: " le génie, c'est l'enfance retrouvée à volonté"

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