lundi 8 août 2011

Rêve d'enfant dans une salle obscure - Episode 2

J’écrivis aussitôt mon premier scénario pendant l’étude du soir, une histoire de cape et d’épée issue à la fois du cinéma et de la bande dessinée, et dans lequel une sorte de justicier poursuivait une bande de pirates. Figurait sur le texte en face de chaque personnage, le nom de mes copains d’école qui devaient les interpréter.

Les parents de mon ami avaient un château dans les environs de Bordeaux qui servit de décor, et l’ensemble de mon entourage fut mis à contribution pour fabriquer des costumes et acheter des armes dans les magasins de jouets. Devant jouer le rôle d’un mousquetaire dans le film, je me souviens, pour être au plus près de mon rêve, avoir mis le costume sous mes vêtements pendant toute une journée à l’école, au risque d’être découvert et puni.
La date de tournage fixée, il ne restait plus que le problème du son. Les caméras Super 8 encore muettes, la seule solution était d’enregistrer les dialogues sur un petit magnéto à cassettes.


Au cours de cette toute première journée de tournage nous avancions comme nous pouvions, du haut de nos onze ans, filmant dans la continuité du scénario, tandis que le reste de l’équipe s’occupait de coudre les costumes des séquences suivantes.
Les problèmes rencontrés pour enregistrer le son furent insurmontables ; le magnéto, de la qualité d’un dictaphone, captait davantage de souffle que de paroles. De plus, l’après-midi du tournage n’ayant couvert qu’une partie du découpage, il fut impossible de re-mobiliser tout le monde pour la suite des prises de vues.

Je me rappelle le moment où j’ai visionné ce premier film et de l’émotion qui s’ensuivit. C’était NOUS qui avions tourné ces images… les scènes étaient fixées dans le temps, elles éternisaient un morceau de notre vie… Le rêve semblait soudain réalisable, imprimé devant moi sur l’écran.
Par contre aucun mouvement de caméra n’était maîtrisé, et ne parlons pas des acteurs : censés mourir d’un coup d’épée, ils se relevaient aussitôt en se tordant de rire.
Il a fallu que je tanne mon ami pendant des semaines pour obtenir une nouvelle journée de tournage, mais ce fut impossible. Ses parents avaient considéré ce tournage comme une sorte de « goûter » dont on ne pouvait prendre l’habitude chaque dimanche. Et comme je ne pouvais pas toucher à la pellicule pour faire du montage, le film est resté tel quel, muet et inachevé.



J’ai dû attendre plusieurs mois avant de refaire un film, jusqu’à ce que, enfin, le père de mon ami nous prête à nouveau sa caméra.
Les conditions allaient être cette fois draconiennes : trois minutes de pellicule, tournage pendant une demi-journée, et rien qu'à deux. Nous allions devoir jouer nous-mêmes et nous filmer à tour de rôle.
J’ai imaginé une poursuite entre un flic en voiture et un fugitif à pied, la seule difficulté consistant à cadrer la voiture des parents de manière à ce qu’on ne les voit pas conduire.
Il fallait absolument terminer le soir même, et cette fois-ci je fus obligé de faire le montage du film tout en le tournant. Une fois partie au développement, je ne pourrais plus jamais intervenir sur la bobine. Elle reviendrait directement du laboratoire pour être projetée devant les parents, avec la musique choisie à cet effet, car je n’avais pas le droit d’accéder au projecteur.
Nous avons eu juste assez de pellicule pour finir le tournage. Mon fugitif a réussi à échapper in extremis au flic dans les lueurs du soir couchant, tout juste à la fin de la bobine. Pas un millimètre de pellicule de plus n’aurait pu être impressionné.
J’étais sauvé, cette fois le film pourrait se regarder intégralement.
La famille l’a découvert sur la B.O du Clan des Siciliens. Les plans déjà montés pendant le tournage provoquèrent l’étonnement, et je fus moi-même surpris de voir que l’histoire tenait debout. Mais je n’ai pu, hélas, ne voir le film que deux fois.
Il me fallait absolument mon propre matériel pour tourner plus librement.

Super 8 de J.J Abrahams (2011)

Le miracle s’est produit lorsque mon cousin m’a offert une caméra 8 mm.
L’appareil reposait dans un étui en cuir marron dont je conserve encore l’odeur. La mécanique semblait vivante, elle possédait le pouvoir extraordinaire de fabriquer des films à n’importe quel moment du jour ou de la nuit.
C’était une petite caméra Bauer 8 mm des années cinquante avec un objectif Berthiot. On plaçait quinze mètres de pellicule 16 mm dans ses griffes, et une fois la première moitié exposée, on inversait la bobine pour impressionner l’autre partie. Au laboratoire, le tout était séparé en deux formats de 8 mm, et les deux longueurs collées bout à bout constituaient un film de trois minutes.
Faire du cinéma était devenu possible, maintenant je détenais une clé pour entrer à l’intérieur de l’écran. J’ai passé des heures à étudier cet instrument qui m’a appris la technique de prises de vues. La caméra se remontait mécaniquement et la durée d’extension du ressort était d’environ quinze secondes ; je devais prévoir à l’avance que mes plans aient au maximum cette longueur pour que l’appareil ne s’arrête pas en cours de tournage.
Il y avait aussi un procédé image par image que j’adorais utiliser, notamment en voiture, et qui créait d’étranges défilements stroboscopiques.


Mais le plus passionnant était d’aller à la boutique photo ciné, d’acheter un rouleau de pellicule et de placer délicatement ses perforations dans les griffes de la caméra. Toucher la pellicule avait quelque chose de magique et sentir son odeur me transportait. A chaque nouvelle bobine placée dans l’appareil c’était une sorte de rituel, un moment important, décisif, précédant celui où j’allais fixer mes propres images sur l’émulsion.
Les premiers essais étaient constitués de plans très courts, sur des mains, des pieds, ou des voitures qui passent. Un copain était mis à contribution et je tournais autour de lui avec la caméra, le filmant sous tous les angles, lui demandant de courir ou d’escalader un mur. Nous avions loué un projecteur 8mm pendant un week-end, ce qui m’a permis de voir cent fois le résultat des premiers essais pour améliorer progressivement le maniement de l’appareil. La pellicule étant peu sensible et n’ayant aucun spot pour éclairer, je ne pouvais tourner qu’en extérieurs, excepté dans les endroits trop sombres. Le résultat fut peu convaincant au début, mais j’eus aussi de bonnes surprises.

Après quelques bobines d’apprentissage j’ai planché sur un western, une histoire de soldat et de bandit qui s’entretuent pour un point d’eau. Dans les Landes à proximité, j’avais repéré une étendue de sable qui ressemblait à un désert, et j’y avais planté des pots de cactus. Pour le costume du soldat nordiste, ma mère avait cousu deux bandes jaunes sur un pantalon de ski, teint un foulard en jaune, et les gants blancs provenaient d’une tenue de Monsieur Loyal. Pour les acteurs, une fille d’origine tahitienne recrutée à la piscine jouait le rôle d’une indienne, et deux copains d’école étaient revêtus de cache-poussière. Il faisait chaud comme à Tucson, mais c’est surtout la pellicule qui a pris un coup de soleil. Dans ce film il y a davantage de solarisation que de mise en scène, et les visages des acteurs étaient rouges comme des écrevisses.
Durant cette période Sergio Leone filmait des chasseurs de primes en Espagne à Almeria, cité du western-spaghetti, et les Français inventaient le western pommes frites.



Par la suite ma mère m’a acheté un petit projecteur et j’ai commencé à faire du montage. Au début j’utilisais de vieilles bandes de famille et les assemblais par association d’images avec de la musique, à la recherche d’un rythme et d’un fil conducteur. Je découvrais pour la première fois en pratiquant ces montages que le sens d’un récit pouvait changer selon l’ordre et la durée des plans. J’ai tenté aussi de monter le western, mais comme il n’y avait pas assez de matière le film est devenu plus court que prévu, et surtout incompréhensible. De plus, à force de manipuler la bobine, envahie de rayures, celle-ci devint tout à fait invisible.

J’emmenais partout ma caméra 8 mm pour expérimenter de nouvelles prises de vues, effectuant toutes sortes de cadrages et de mouvements dans différents types de lumière.
A douze ans, dès que j’avais la possibilité de me faire offrir de la pellicule, je filmais. Une sorte de journal, de fourre-tout expérimental, d’impressions éprouvées sur l’instant. Le cinéma devenait une écriture à part entière qui se substituait aux poèmes sur un cahier, aux dessins, aux mélodies jouées sur le piano.
La pellicule à développer était postée dans de petites enveloppes jaunes, et il fallait attendre trois semaines avant qu’elle ne revienne du laboratoire. Le mien était situé à Marseille, le seul pour tout le sud de la France où je résidais.
Pendant les vacances, chaque jour était une joie ou une déception à l’ouverture de la boîte aux lettres. Dès dix heures, je surveillais l’arrivée du facteur. Il transporterait peut-être ce jour là de miraculeuses petites enveloppes jaunes recelant les séquences amoureusement filmées.


Le cœur battant, j’installai le bobineau sur le projecteur et la lumière dictait son verdict. Les images réussies m’illuminaient, les plans flous et sous-exposés s’abattaient sur moi comme des gifles.
Le montage était fait entièrement à la main avec du scotch et des ciseaux. Je coupais à la séparation des plans, repérés directement sur la pellicule, et commençais par enlever les parties sur ou sous exposées. Sous la lampe du plafond, des morceaux de film entre les doigts, j’organisais ensuite le montage de mémoire, cherchant à l’œil nu les endroits où couper.
J’ai monté tous mes premiers films de cette façon avant d’avoir une visionneuse. Je refaisais les coupes autant de fois qu’il le fallait après avoir vu le résultat sur le mur de ma chambre, contraint à chaque fois de sortir la bobine du projecteur pour opérer le moindre changement dans le montage.

Indépendamment de ma mère, qui suivait la progression de mes essais depuis le départ, mon premier spectateur fut un copain de quartier.
J’avais installé sans faire de plis un drap blanc sur une cloison, branché une platine et plongé ma chambre dans le noir absolu. On entendait juste le ronronnement du projecteur et seul un petit voyant de contrôle était allumé.
Ce cérémonial avait déjà été accompli à des dizaines d’occasions quand je montais le film, et j’essayais à chaque projection d’être un spectateur étranger qui découvrait le spectacle pour la première fois.
Par miracle ce jour-là les collures n’ont pas sauté et la musique ne s’est pas désynchronisée.
Le spectateur est tout de même resté perplexe devant cet embryon de film. Quand j’ai rallumé la lumière, je lui ai demandé ce qu’il en pensait et il m’a répondu, moqueur : « Euh… Meilleur qu’Il était une fois dans l’Ouest…»
Je ne devais pas persévérer dans la voie du cinéma expérimental.


Super 8 de J.J Abrahams (2011)


Rêve d’enfant dans une salle obscure, récit. © Bruno François-Boucher, 2011.

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